=) OUVRIR: T-Mag n°7 (=
LES DROITS D'AUTEURS
et LE DROIT DES AUTEURS
par Christian LAVIGNE, Président de TM


 Le 12 décembre 2000 le Tribunal Administratif de Nancy condamnait clairement et fermement la Ville de Verdun (55), que j'avais fait assigner en justice par mon avocate Me Christine TADIC, pour avoir détruit abusivement un vaste ensemble de mosaïques que j'avais installées le long des quais de Meuse à la demande de la municipalité précédante. Il est vrai que cette municipalité avait changé, qu'elle était passé d'un socialisme rose pâle à une droite brunâtre, et il est tout aussi vrai que la valse de ses couleurs politiques tourbillonnera encore prochainement, à la faveur des élections de mars en France, et n'arrêtera pas de sitôt son mouvement de girouette.

Certes, après la tristesse et la colère de voir une oeuvre détruite, il est bien satisfaisant, pour un artiste, que la Justice de son pays s'attache à défendre la cause morale et intellectuelle de sa contribution, aussi modeste soit-elle, au patrimoine culturel national. Cette satisfaction est double, de mon point de vue, lorsque la Loi républicaine, fondée sur un idéal démocratique, met en évidence et en difficulté les agissements éhontés des extrémistes de droite, en l'occurence, et de tous bords en général.

Le système capitaliste actuel voudrait nous faire croire, pour mieux justifier son arrogance, qu'une des merveilleuses conséquences de la mondialisation, de la globalisation des échanges mercantiles, serait le progrès des démocraties et des libertés individuelles à travers le monde. Jouant ostensiblement de la carotte et du bâton pour donner du crédit à cette théorie facile, il n'est guère d'entreprise multinationale qui ne développe des actions humanitaires, et il n'est guère d'état puissant qui ne décrète un blocus commercial lorqu'un pays sombre plus que de raison dans les abîmes de l'indignité humaine.

Par un effet de connivence perverse, les pays indignes s'agitent publiquement devant de telles mesures, en étant bien évidemment plus disposés à refuser les actions humanitaires des "impérialistes" qu'à rompre les échanges commerciaux - qui généralement continuent leur trafic dans la clandestinité. Bref, on voit plus souvent les peuples manquer de pain ou de riz, que les militaires manquer de munitions.

Personnellement, je n'ai rien contre le capitalisme, qui a de nombreux avantages, et je suis plus que favorable à l'épanouissement du mécènat d'entreprise, mais si l'on veut tenter d'élever une reflexion à la hauteur de l'histoire des civilisations, il me semble impossible de se satisfaire de l'idéologie des bienfaits du mercantilisme. Répendre l'illusion que la mondialisation du commerce et de la liberté d'entreprendre équivalent à une promotion généralisée des Droits de l'Homme est un abus de confiance vis à vis du citoyen-consommateur qui depuis les années 30 collectionne les bouts d'aluminium doré des plaques de chocolat pour venir en aide aux petits chinois.

L'enjeu véritable des Droits de l'Homme est culturel. C'est à dire que la dignité de l'homme c'est d'avoir accès à sa culture ET à celle des autres, et de pouvoir exprimer son identité sans vouloir éliminer le voisin. Cet enjeu culturel est tout bonnement celui de la civilisation.

Quel que soit le système politico-économique, du capitalisme ultra-libéral au fascisme communiste en passant par le totalitarisme intégriste, tandis que l'on fait semblant de jouer au chat et à la souris avec les outils et les méthodes de production, avec les mouvements financiers internationaux et avec les échanges de marchandises, tous les gouvernements veillent avec une extrème méfiance à la circulation des idées, des philosophes, des chercheurs, des poètes et des artistes. Les prisons et les cimetières des contrées les plus extrémistes - drapées dans le manteau sanglant de leur honneur et de leur vertu -, ne regorgent pas de politiciens verreux, de banquiers escrocs ou d'hommes d'affaires pourris, mais de journalistes, d'écrivains, d'artistes et de scientifiques.

Ainsi, pour en revenir au tout petit exemple de la Ville de Verdun, une municipalité "autoritaire et fort peu ouverte" s'en est-elle prise non seulement à mon oeuvre, mais encore à l'école de musique, et à la bibliothèque. C'est sans commune mesure avec les exactions que nous venons de rappeler, mais c'est en quelque sorte un bon début ;-) auquel il convient d'éviter une suite.

Dans le procès qui m'a opposé à la municipalité dudit lieu, il a été question de "Droits d'auteur". Dans notre pays, on ne remerciera jamais assez Monsieur de Beaumarchais pour son combat en faveur de la propriété intellectuelle, à la fin du XVIIIe siècle. Presque deux cents ans plus tard, la loi de 1957 venait synthétiser les acquis.

On peut dire en deux mots que les droits des artistes sur leurs oeuvres sont de deux ordres:

  • Un droit financier résultant de la production, de la présentation ou de la diffusion d'une oeuvre
  • Un droit moral sur la nature et le devenir de l'oeuvre
Ce dernier point n'est pas le moindre, car c'est un droit inaliénable. Autrement dit, en dehors de tout aspect financier, l'heureux possesseur d'un ouvrage de l'esprit ne peut pas en faire absolument ce qu'il veut, le dénaturer ou le détruire.

Aujourd'hui, comme chacun sait, les Marchands du Temple de l'Internet gesticulent et vocifèrent pour soi-disant protéger les auteurs contre les scandaleuses pirateries des NAPTSER et autres misérables voleurs d'étalages. Ils partent en croisade, avec la complicité aveugle (?) des pouvoirs public, et même parfois de la presse, en donnant l'illusion de vouloir défendre la chanteuse veuve et le vidéaste orphelin.

Si l'on porte une vague attention à ce problème on peut déjà se rendre compte que seuls les secteurs les plus juteux de la production artistique ou para-artistique intéressent nos chevaliers de l'audio-visuel et du multimédia.

Avec un petit effort d'acuité supplémentaire, on peut ensuite les comparer à des marchands d'armes organisant des conférences sur la nécessité de la paix, ou à des compagnies pétrolières vantant les mérites de l'écologie: les mêmes réseaux financent la production de masse d'outils de piratage et d'oeuvres à pirater. Dans tout cela, l'artiste n'est qu'un produit, un faire-valoir de stratégies qui le dépassent.

Car, une dernière attention portée à cette actualité brulante nous révèle qu'il n'est quasiment jamais question du DROIT MORAL de l'artiste. On nous assomme de chiffres, de pourcentages, de royalties, de manques à gagner, de taxes miraculeuses, en faisant croire aux consommateurs que ces questions qui obsèdent le capitalisme mondial seraient aussi les seules qui nous intéressent, nous les auteurs, les créateurs. Une fois encore le débat culturel, le problème de civilisation est occulté volontairement au profit de la bataille économique que se livrent les grands groupes internationaux, et dont les vaincus seront à choisir dans le public.

Les artistes qui ont la chance de vivre dans un pays moderne, dans un Etat où la Justice fonctionne, et qui ont la chance de pouvoir accéder aux services d'un avocat, seront toujours en mesure de revendiquer leur Droit Moral sur l'usage irrespectueux de leurs oeuvres. Mais qu'en est-il des autres, qu'en est-il de ceux qui ne sauront pas ou ne pourront pas se protéger de la censure, du pillage intellectuel, de l'exploitation abusive de leur oeuvre, de leur talent? Cette question est d'autant moins à l'ordre du jour au niveau des pouvoirs industriels, financiers ou politiques des grandes puissances que celles-ci sont toutes disposées ou bien à puiser dans les richesses culturelles d'un pays pauvre, à moindres frais - comme jadis pour les matière premières, le coton, le café... -, ou bien à ignorer totalement ces richesses, si un bon profit n'est pas en vue.

L'asservissement ou la marginalisation des artistes est en fait un problème général.  Il n'y a même pas besoin d'aller jusqu'à des rivages exotiques pour s'interroger non plus sur les Droits d'Auteurs, mais sur les Droits des Auteurs. Et le premier de ces droits, c'est de pouvoir exprimer librement sa conception de l'art et de la littérature, d'être en état de vivre et de créer décemment. Le discours majoritaire sur les nouveaux moyens de diffusion et le commerce électronique des oeuvres de l'esprit est loin de prendre en compte cet aspect vital du problème.

Comme aurait dit le regretté Monsieur de La Palisse, lorsqu'on s'inquiète de vendre un bien à des milliers voire à des millions d'exemplaires en toute sécurité commerciale, lorsqu'on cherche à disperser la foule des petits malins qui voudraient s'approprier ce bien sans frais, c'est que bien il y a, c'est que popularité il y a. Or l'on sait qu'aujourd'hui une infime minorité des artistes vivent grassement du système en place, le font vivre encore plus grassement, et sont donc encouragés à produire des oeuvres - dont la qualité souvent inégale sera dissimulée dans un bel emballage publicitaire.

Depuis des années, les oeuvres des musiciens africains, par exemple, sont piratées à des centaines de milliers d'exemplaires sous forme de cassettes revendues à la sauvette ou sur les marchés du Continent Noir: personne s'en émeut outre mesure. Qu'un album de Madona soit échangé gratuitement sur Internet, et voilà une armée qui se lève !

Allons encore plus loin: l'artiste congolais, brésilien, grec, inuit ou népalais qui peut accéder aux outils de production et de diffusion de son oeuvre a encore de la chance! Combien de créateurs sont, à travers le monde, absolument dépourvus de moyens, totalement exclus de ce faux Village Planétaire auquel ont voudrait nous faire croire? Que dirait un Van Gogh sur la bataille mondiale des droits d'auteurs, lui qui n'a vendu qu'une seule oeuvre (si ma mémoire est bonne) de toute sa vie, lui dont les oeuvres sont devenus des objets de révoltantes spéculations ? Quelles royalties formidables ont permis à Arthur Rimbaud d'éviter de vivre sa Saison en Enfer et de venir mourir misérablement dans un hôpital de Marseille? Et, à notre époque, où sont et que sont les "droits d'auteurs" pour les poètes, dont les éditeurs ne veulent quasiment plus?

Bien sûr, il faut se préoccuper du sort financier d'une oeuvre lorsqu'elle a été publiée, mais doit-on se cantonner à des mesures qui ponctionnent et qui favorisent toujours les mêmes ? Ne pourrait-on imaginer un système un peu plus intelligent qui défende le droit de l'auteur à exister et à créer? Mais peut-être justement que l'intelligence culturelle, l'accueil et le respect de la diversité, contrariraient les plans des industriels qui misent sur les effets de mode et le vedettariat pour s'enrichir sans trop engager de dépense intellectuelle, ni chez eux ni dans le public.

Que la logique d'un système mercantile veuille que la défense des intérêts de ses commerces et de ses marchandises soit primordiale, on le comprend aisément. Par contre, il est plus difficile d'admettre que des dispositions gouvernementales volent au secours de ce système sans prendre le temps de la réflexion.

La France, par exemple, vient de décider l'ajout d'une taxe sur les CD ROM vierges pour compenser les effets économiques négatifs du piratage des musiques via Internet et les graveurs de CD. Comme de bien entendu, cette taxe sera reversée à la SACEM (société qui gère les droits des auteurs compositeurs interprètes)...pour la plus grande satisfaction non pas du "puissant lobby des artistes" comme l'écrit trop vaguement notre excellent confrère INTERNET ACTU , mais pour celle du puissant lobby des Major Companies qui protègent les rares chanteurs et musiciens (morts ou vivants) qui vendent leurs disques par dizaines ou centaines de milliers d'exemplaires. En outre, ainsi que le souligne Internet Actu: «les premières victimes des pirates (les éditeurs de logiciels ou de jeux) ne verront pas un centime de cette nouvelle manne. En effet, la "copie privée" de leur création étant interdite, il n'y a aucune justification légale qui puisse les amener à réclamer une partie de l'argent à la SACEM.»

En vérité cette taxe pénalise tout le monde aveuglément, et ne favorise qu'une minorité, toujours la même. Non seulement le musicien dont les oeuvres sont plus difficiles ou plus confidentielles ne verra guère de différence sur le total de ses "droits d'auteur" s'il est inscrit à la SACEM, mais encore celui qui ne peut pas ou ne veut pas être inscrit dans cet établissement devra, s'il désire éditer lui-même ses compositions sur CD, payer la fameuse taxe pour réconforter ses confrères reconnus et fortunés , ou bien la faire payer par son public d'amateurs éclairés, s'il décide de vendre directement ses oeuvres sur la Toile.

Encore une fois, la création originale n'est absolument pas aidée par ce genre de mesure. Mais le beau principe de l'entonoir est respecté: par incompétence, par facilité et par cupidité, on fait une large collecte publique pour le bénéfice de quelques uns qui prétendent parler au nom de tous. S'il s'agissait vraiment d'éviter le piratage des chefs d'oeuvres impérissables de la variété internationale, il semble bien qu'avec le numérique on puisse mettre en place quelque clé, quelque code, quelque verrouillage, sur les CD enregistrés, dans les logiciels de copie, dans les graveurs eux-mêmes. Les graveurs de CD ROM SONY sont incapables de reconnaître qu'ils copient un CD ou un morceau de chez SONY MUSIC, et si vous voulez saisir l'occasion on vous offre actuellement 25 CD vierges pour l'achat dudit graveur! C'est à se tordre de rire!
Et ceux qui prétendent découvrir le problème sont aussi crédibles que les constructeurs automobiles qui s'étonnent des excès de vitesse alors que leurs bagnoles affichent au compteur des possibilités dépassant largement le 90 ou le 130.

Tout Etat qui tient à préserver sa richesse et son rayonnement culturel devrait prendre le plus grand soin des artistes vivants qui créent aujourd'hui le patrimoine de demain. La sauvegarde des oeuvres existantes ne suffit pas, à moins d'avoir "l'ambition" de fossiliser le pays en un vaste parc archéologique. Il y a environ deux ans un groupe d'artistes belges, le GrrrAAl, avait eu la bonne idée de suggérer une taxe culturelle européenne à appliquer sur le tourisme des villes les plus visitées en matière de monuments et de musées, taxe dont les fonds auraient été redistribués aux artistes en activité. Il faut que cette idée fasse son chemin, d'autant qu'elle met en évidence le lien qui unit les créateurs du passé à ceux du présent, et qu'elle montre bien que les efforts des premiers renouvellent, développent les économies locales et nationales qui doivent en redistribuer, dans leur propre intérêt, les fruits aux seconds pour préparer l'avenir. La contribution envisagée ne serait pas du tout anecdotique: en France le tourisme génère chaque année plus de 600 milliards de FF de revenus; rien qu'à Paris il y a eu en 1999 environ 30 millions de visiteurs payants dans les musées et les monuments. Dans le même temps, un organisme officiel tel que la Maison des Artistes signale une grave paupérisation globale des artistes en activité, tout en ne se génant pas pour exclure de la Sécurité Sociale les plasticiens qui ne peuvent plus payer leurs cotisations. Tel un indien au XIXe siècle, un bon artiste serait-il un artiste mort ?

On pourrait tout de même envisager le principe d'une juste répartition des revenus culturels ! Au lieu de taxer n'importe quoi n'importe comment, il conviendrait, par exemple, de taxer les CD audio les plus vendus pour alimenter une caisse d'aide à la création musicale, de taxer les ventes aux enchères d'oeuvres d'artistes disparus pour aider les peintres et les sculpteurs vivants, de taxer les ventes spéculatives d'Arts Primitifs ou Premiers pour favoriser l'accès des artistes africains ou océaniens modernes au marché de l'art.
A l'inverse, il faut encourager le mécènat des entreprises et des fondations en détaxant les achats et les commandes d'oeuvres aux artistes actifs, en permettant des déductions fiscales généreuses.

Ainsi donc, au delà de l'indispensable prise en compte des Droits d'Auteurs, les politiques doivent engager, avec les artistes, une réflexion sur le Droit des Auteurs, qui constituent en quelque sorte une annexe importante des Droits de l'Homme, puisque l'homme se définit par son langage, sa créativité, sa culture, son imago mundi et que ceux-ci fondent toute civilisation.

Il ne serait pas acceptable que notre civilisation, au moment même où elle dispose des plus grands moyens de production et d'échanges jamais connus, en vienne à réduire gravement la diversité culturelle, à formater stupidement les êtres et les choses, et à laisser pour compte les talents les plus orginaux ou les plus discrets. Le retour à la barbarie et à l'obscurantisme ne serait pas loin... un cyberfascisme en technocolor...
 
 

©Christian Lavigne, Pdt de TM, janvier-février 2001