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LA VIE D'ARTISTE

par Christian Lavigne, Pdt de TM

S'il y a une imagerie française qui s'est répandue même au delà de la francophonie, c'est bien celle d'Astérix le Gaulois. Un film à gros budget vient aujourd'hui compléter la diffusion du mythe.

Sans doute certains ex-sujets de "l'Empire Français" ont-il pu enfin découvrir, grâce à Goscinny et Uderzo, une version plus humoristique de ceux que leurs livres d'histoires appelaient naguère leurs ancêtres. Et la vie supposée des irréductibles Gaulois, peuple vaincu, est plus réjouissante que celle des Romains à l'entour, et de leur système finalement victorieux. Ceci est une métaphore politique déjà bien intéressante, mais nous restreindrons ici notre propos au tissage qui nous concerne dans cette Toile Métisse: l'art et la culture.

Observons le Village Gaulois. Remarquable archétype. On y trouve à peu près tout ce qui fait un village traditionnel, où qu'il se situe: des agriculteurs, des pêcheurs, des chasseurs, un forgeron, des commerçants, des artisans, un chef, un druide, un barde. Chacun pourra traduire la fonction des 2 derniers personnages comme il l'entend: le druide est un prêtre, un magicien, un sorcier, un homme-médecine...; le barde est un conteur, un griot, un poète, bref: un artiste, qui a en charge la mémoire et la symbolique collective. "Qui a en charge", et non pas "Qui a en charge de surcroît". Il ne s'agit pas là d'une subtilité littéraire, d'un epsilon conceptuel, mais du coeur même de la problématique du rôle de l'artiste dans la société moderne.

Bien que ce sujet appelle de longs développements, je résumerai les choses ainsi: l'artiste contemporain nait en Occident avec la Renaissance, et devrait s'éteindre avec la fin du freudisme comme alibi créateur. Cette opinion ne peut pas être très populaire chez la plupart de nos confrères, mais elle explique bien des choses. Il est incontestable que le statut de l'artiste s'est modifié radicalement lors de la Renaissance, et qu'à partir de cette époque les peintres, les sculpteurs, les architectes, etc. on refusé d'être assimilés à des tailleurs de pierres et des "faiseurs d'ymaiges", c'est à dire à des techniciens ou des artisans. Plus tôt pour les musiciens, et plus tard pour les hommes de théâtre, s'est produit une sédentarisation relative auprès des grands aristocrates. Le résultat commun de cette évolution est une affirmation de soi, de la liberté de créer, et de l'éloignement progressif des contraintes autres qu'artistiques. Les patiences et les impatiences des illustres commanditaires de Michel-Ange ou de Léonard sont assez amusantes: ces artistes étaient trop long, trop susceptibles et ne finissaient jamais rien - certains ont attendu 20 ans avant que le Maître ne se décide!

L'émergence de l'individu et de sa signature en art ne sont pas des mauvaises choses si elle ne conduisent pas à des absurdités telles que nous les voyons aujourd'hui. Par réaction légitime contre un art officiel de plus en plus sclérosé, et surtout grâce aux découvertes de la psychiatrie et de la psychanalyse, les artistes de la fin du XIXe et du début du XXe siècle ont trouvé refuge dans l'expression du Moi. Le problème est que si toute expression du Moi est par nature incontestable, elle n'est pas forcément communicable aux autres ou intéressante pour la société. Le corollaire immédiat est que les instances de validation de l'art deviennent tout aussi floues et arbitraires, et que des chemins secrets et tortueux (où il y a des argents de la circulation) mènent de l'art "subversif" à l'art officiel en quelques années, quelques mois et quelques tours de passe-passe, le plus souvent au mépris du peuple. Le malheur d'une grande partie de l'art moderne est d'avoir perdu en route le public, et d'avoir le culot de s'en réjouir.

Voilà pourquoi je me permet de souhaiter la fin de l'art contemporain, et la fin du Moi comme sujet principal de l'oeuvre artistique. L'artiste doit retrouver les voies de l'universel, doit retrouver sa place de médium ou de chaman, doit transmettre aux autres une énergie dont il n'est que le transformateur, un transformateur certes original, singulier, irremplaçable, mais un transformateur sur lequel les autres peuvent se brancher! Il me semble qu'à cette condition seulement l'artiste pourra retrouver la place qu'il mérite dans la société moderne, une attention et un respect qui ne seront pas le fait d'un montage médiatique ou financier, mais bel et bien d'une profondeur réelle touchant l'imaginaire collectif, d'une humanité vécue atteignant la sensibilité de chacun.

Il est intéressant de voir combien cette problématique est actuelle dans les pays en voie de développement, où les structures traditionnelles dépérissent, et où l'artiste ne sait plus où se mettre. Doit-il continuer à faire des masques, et pour quoi, pour qui,,avec quel statut? Doit-il "faire de l'art moderne", et devenir hermétique à ses proches pour entrer dans l'effroyable marché de l'art international, au risque bien souvent de ne trouver aucun amateur dans sa propre culture? Si l'on accepte mon analyse, la réponse semble bien être, comme pour tout le monde, dans la création d'un métissage personnel d'influences qu'il vaut mieux comprendre que subir, et dans la recherche intérieure d'une transcendance proprement humaine qui sera rendue visible avec des figures culturelles révées.

Retournons au Village Gaulois. Admettons qu'il compte 500 individus. Le barde, Assurancetourix, parait jouir de l'estime de ses voisins, même s'il chante faux. Les soirs de fête, on l'éloigne, pour éviter ses chants interminables aux sonorités approximatives. Peut-être, d'ailleurs, ne chante-t-il pas faux, mais est-il simplement en avance sur son temps: musique sérielle ou dodécaphonique, rap ou techno?! Quoi qu'il en soit, le barde ne fait pas autre chose que chanter: il est donc ravittaillé par les gens du village, et que ces gens-là ne s'imaginent pas sans leur barde, sans leur artiste. Voilà une leçon à méditer! Un petit calcul nous apprend qu'aujourd'hui en France, suivant l'exemple de nos ancêtres les Gaulois, il devrait donc y avoir 120.000 artistes intégrés dans la population, logé et nourris, sans autre contrainte que de produire des oeuvres pour le plaisir (éventuel) des gens. Et bien, nous sommes loin du compte! En France comme ailleurs. Combien d'artistes dans la misère pour quelques vedettes officielles?

J'ai assez dit la responsabilité des artistes qui se sont éloignés du public, avec trop souvent le mépris du peuple. Il faut maintenant, pour conclure, dénoncer la mise à mort des artistes par les sociétés modernes. Absolument rien n'est fait pour faciliter la vie des créateurs de richesses culturelles. Le plus souvent, un bon artiste est un artiste mort. Car il rapporte des devises sans crainte d'avoir affaire à lui. Le marché de l'art est tellement nul et scandaleux que bon nombre d'artistes voient maintenant l'Internet comme une chance de l'éviter. Notre ami Claude Culic, plasticien belge, suggère une évolution du statut de l'artiste et des droits d'auteurs, évolution souhaitable qu'il nous décrira dans un article à venir. Son idée la plus originale est l'application d'une taxe culturelle dans tous les lieux touristiques (musées, monuments, parcs,...) et pour tous les produits dérivés (catalogues, cartes postales, reproductions, ...), taxe qui serait destinée à un fond de soutien à la création artistique.

Que ce soit dans un village gaulois, un village africain, ou une ville occidentale, ce qui fait la valeur du lieu ce sont les hommes. Et ce qui fait mémoire de cette valeur, ce qui en transmet l'héritage, se sont les oeuvres d'art, de science et de littérature. Que saurions-nous de l'Egypte sans les architectes, les sculpteurs, les peintres? Quel regret avons-nous de ne pas connaître la musique et les danses de cette civilisation!

Aujourd'hui comme hier, une société qui ne protège pas ses artistes est condamnée à l'amnésie, à la barbarie et à la mort.

©CL - 1999