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DÉCÈS DU PEINTRE QUÉBÉCOIS SERGE LEMOYNE

Il est dommage d'avoir à rapporter des mauvaises nouvelles, mais il faut constater qu'elles font aussi partie de la vie, comme les bonnes. C'est surtout malheureux de constater que par une telle mauvaise nouvelle, nous nous réveillons d'une torpeur d'artistes bercés par un système qui nous récupère, alors que nous devrions fouetter ce système, pour que ce soit lui qui se réveille de sa léthargie et s'élève à un niveau de conscience que l'art est peut-être justement apte à claironner.

Serge Lemoyne, un peintre, leader, performeur, grand défenseur de l'art vivant a succombé à un cancer foudroyant à l'âge de 57 ans.

Les journaux ont beaucoup parlé de Lemoyne depuis quelques semaines. Stéphane Baillargeon nous rapporte dans le quotidien LE DEVOIR les propos de «Marcel St-Pierre, professeur d'histoire de l'art à l'Université du Québec à Montréal, lui-même artiste, qui avait écrit dans le catalogue accompagnant la grande rétrospective Serge Lemoyne présentée au Musée du Québec il y a dix ans. «Pour moi, dit-il, c'est le dernier pôle d'attraction de nos avant-gardes artistiques qui vient de disparaître. Après la première période de Serge Lemoyne, dans les années '70, on entre dans un esprit typiquement post-moderne. Le regroupement des individus n'est plus possible, chacun tire la couverte de son bord et le système de l'art et de la culture devient très, très lourd. Maintenant tout est plus savant, plus empesé, plus planifié.»

Le leader a commencé à se manifester très tôt dans les années 60 et à «satelliser» plusieurs courants et tendances essentiels de cette décennie. «C'est lui qui a introduit ici, au Québec, I'esprit et la pratique du pop-art, poursuit le spécialiste. Au début, il a joué un rôle d'organisateur, peut-être plus que d'artiste. Lemoyne critique le lourd héritage de la peinture abstraite, l'art de l'élite, pour les "happy few", et le discours métaphysique sur l'art. En même temps, il se tourne vers la culture populaire et il prend parti pour un art vivant, produit en direct, devant le public, un art spectaculaire, quoi, fait en groupe.

C'est sous la gouverne de ce leader qu'ont eu lieu les premières improvisations (de la Semaine A, par exemple), mais aussi les premiers happenings, puis les premiers événements, qui ont permis à Lemoyne de devenir le premier performeur du Québec. «En ce sens, Serge me fait beaucoup penser à Andy Warhol, avec l'auréole en moins, commente encore Saint-Pierre. Je ne parle pas d'une ressemblance plastique des oeuvres. Je fais référence à la volonté de créer des lieux pour rassembler les créateurs, pour y faire converger plusieurs formes d'art, plusieurs idéologies aussi»

Quant au peintre, le spécialiste observe qu'il se caractérise notamment par sa volonté de créer vite très vite, de manière spontanée et souvent aléatoire. «Pour lui, le geste pictural est un geste de jeu et d'adresse. Quand on allait voir ses happenings dans les années 60, on avait toujours hâte de voir un splash de Serge traverser la scène et s'écraser sur un mur ou une toile.» L'historien de l'art fait même de Lemoyne le père des graffiteurs et des performeurs d'aujourd'hui.»

L'oeuvre de Lemoyne, comme l'artiste lui-même d'ailleurs, était bien estimée ici. Mais les musées de Montréal hésitaient à lui acheter des oeuvres, en particulier peut-être le Musée d'art contemporain. À une fête hommage à Lemoyne qui a au lieu à Montréal au Centre international d'arts contemporains, la compagne de l'artiste nous a lu une communication qu'elle a tenue avec le directeur de ce musée. Il écrit: «J'ai appris avec consternation et tristesse...», elle lui a répondu: «Nous n'avons rien à faire de votre consternation et de votre tristesse. Trop peu, trop tard!».

Puis l'ami de toujours de Lemoyne, le peintre Pierre Gauvreau nous a révélé, la gorge étranglée de rage et de chagrin, que le Musée venait tout juste d'acquérir une oeuvre de Lemoyne pour 22 500$... d'un collectionneur qui l'avait eue de Lemoyne pour... 15$! Le généreux artiste avait ses vautours, vraisemblablement.

DANIEL-JEAN PRIMEAU, Québéc, Août 1998